PARADE – 9/09/2003
1. Que représente l’incivisme pour vous ?
Il existe plusieurs types d’incivisme.
Tout d’abord celui de la misère : comment se considérer comme citoyen à part entière d’une société qui ne vous assure pas les minima vitaux : travail, éducation, santé. Le civisme est inséparable d’un sentiment d’appartenance à une communauté dont les membres sont solidaires. Cet incivisme-là est un réflexe d’autodéfense compréhensible.
Mais le type d’incivisme le plus courant est l’incivisme de comportement dans la vie quotidienne : le chauffard, le resquilleur, le combinard et les fraudeurs de tous poils, les habitués des dessous-de-table etc. Il est aggravé par le mimétisme : pourquoi ne pas faire comme eux puisqu’ils s’en sortent plutôt bien ?
Le problème est autant politique que moral, car il relève en partie d’une pathologie des rapports entre l’Etat et la société. Pour la plupart des gens, l’Etat est un monstre lointain, qui a peu fait jusqu’ici pour convaincre les citoyens qu’ils sont coresponsables de la politique de la cité. Passer de «l’Etat, c’est le Makhzen» à «l’Etat, c’est nous» n’est pas facile.
Il y a enfin un phénomène plus récent qui est l’incivisme de conviction de ceux qui dénient à l’Etat tel qu’il existe toute légitimité et qui, parce qu’ils veulent le détruire, trouvent justifié d’en saper les fondements ; d’où la légitimation de la contrebande, de la fraude fiscale, du refus de l’autorité.
Dans tous les cas, ce fléau est le pire frein à notre développement. Pour devenir une nation adulte, il faut savoir respecter le feu rouge.
2. Sentez-vous ce manque de civisme des Marocains ? Concrètement, comment se matérialise-t-il ?
Nul besoin de militer au sein d’une association pour se rendre compte du glissement progressif vers des comportements de plus en plus inciviques. Nous le constatons tous dans notre vie quotidienne et il suffit de sortir dans la rue pour se rendre compte que chacun fait ce qui lui plait sans se soucier du tort qu’il peut faire aux autres. On peut résumer en disant qu’il n’existe plus de respect d’autrui, pas de respect de l’espace public que l’on peut dégrader à loisir, et une indifférence totale à l’égard de l’environnement. Il en va de même dans la vie professionnelle où bien faire son travail veut dire en faire le moins possible et où l’éthique professionnelle est loin d’être un concept compris et pratiqué par tous. Quant à la loi, c’est à qui saura la contourner.
3. Pourquoi les Marocains sont-ils de plus en plus inciviques ?
En matière de civisme, comme dans d’autres, nous sommes le produit de notre éducation et de notre environnement. En effet, nous ne naissons pas citoyens, mais nous devons apprendre à le devenir. Cela demande les efforts convergents de tous les éducateurs : famille, école, médias, partis politiques et l’Etat lui-même (l’exemple vient toujours d’en haut). Il semble que ces structures ont échoué au cours des dernières décennies.
D’autre part, l’environnement n’incite guère le citoyen de base à faire du zèle. Les exemples d’incivilité et de manque de civisme non sanctionnés sont légion et la loi, lorsqu’elle est appliquée, l’est souvent de manière aléatoire ; lorsque les petit délits ne sont pas sanctionnés, ils se généralisent. Or, on ne peut compter sur la seule vertu des gens pour respecter la loi, si parallèlement la contrainte n’existe pas.
Si l’on considère que le civisme se définit comme le libre consentement à un contrat social et l’acceptation d’un certain nombre de règles qui nous permettent de vivre ensemble, il ne peut exister qu’à partir du moment où «vivre ensemble» a un sens. Or à l’heure actuelle, c’est le chacun pour soi qui triomphe. Nous n’arrêtons pas de réclamer plus de démocratie, mais cette évolution n’est possible qu’au prix d’un minimum de discipline collective, car plus grandes sont les libertés, plus grande devient la responsabilité des citoyens. Il est vrai que nous n’avons guère été préparés à exercer cette responsabilité.
4. Les situations qui vous ont mis hors de vous.
Elles sont malheureusement trop nombreuses pour être citées. Mais pour prendre des exemples simples, citons le conducteur de grosse cylindrée qui jette par la fenêtre ses détritus ou qui force son passage au feu rouge, la mère de famille accompagnée de ses enfants qui emprunte en voiture un sens interdit et vous insulte lorsque vous lui faites remarquer sa faute, ou le chauffard qui met les autres conducteurs en danger par ses dépassements dangereux. Il ne s’agit là que de petits faits, mais ils sont révélateurs d’un état d’esprit.