Comportement: Civisme ? Ne connais pas !
L’urbanité entre civisme et individualisme
Nous serions les champions du désordre. Il suffit de sortir de chez soi pour entrer dans une jungle où seuls les forts peuvent s’en sortir. Partout, dès qu’il y a foule, c’est aussitôt la pagaille, les vociférations, les têtes qui s’échauffent, les mentons qui s’avancent, les regards noirs, les insultes. Heureux quand on n’en arrive pas aux poings. Bref, dès que nous sommes plusieurs les règles les plus élémentaires de la politesse qui sont également les marques mêmes de la civilisation font défaut. Nous manquerions d’éducation.
Qui n’a pas traité, une fois dans sa vie, ses concitoyens de sauvages en revenant d’une expédition épuisante à la commune, à la poste, au tribunal, à la banque ou de n’importe quel lieu public? Qui n’a pas fulminé contre le laisser-aller, le désordre, l’anarchie, le manque d’organisation, el « fawda » et le manque de « nidam »? Qui ne se plaint pas de la lenteur des changements dans l’amélioration de sa vie quotidienne?
Ne parlons pas de ce qui est de rouler en ville. C’est un fait : Casablanca, par exemple, ne peut plus contenir un nombre de voitures qui a connu une croissance démesurée. Il est temps de se pencher sur l’organisation de la circulation automobile urbaine, mais cela ne peut se faire qu’avec un minimum de participation du citoyen. En effet, celui qui a le malheur de se retrouver en voiture dans les artères à fort trafic, à certaines heures de la journée, aura un avant-goût de l’enfer automobile. Il restera coincé longtemps pour avancer de quelques mètres.
A cette allure, mieux vaut être un piéton. Ce qui est notable dans ce genre de situation, c’est l’impatience des conducteurs. Pris dans un piège qu’ils n’avaient pas anticipé, ils n’ont qu’une hâte, s’en échapper à n’importe quel prix. Certains, ayant recours à la pensée magique, pensent qu’il suffit de klaxonner pour faire disparaître l’embouteillage. C’est ainsi qu’une conductrice, fort élégante au demeurant, dans sa jolie petite voiture toute neuve, peut rester la main plaquée sur le klaxon sans discontinuer des minutes entières durant. Cette personne ne sachant, sans doute pas, ce qu’est la pollution sonore estime, naïvement, qu’il suffit de klaxonner pour que les autres lui dégagent la route.
Force est de reconnaître, d’une manière générale, que la conduite est loin d’être le lieu de l’expression de notre civisme. Beaucoup estiment que la route leur appartient et que les autres ne sont que des gêneurs dont il faut se débarrasser.
Cette anarchie qui se dévoile à travers la conduite automobile se retrouve dans de nombreux autres domaines. Elle semble être une des manifestations d’un phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur : l’individualisme. Ce n’est qu’une hypothèse, d’autant que ce sujet relève de ceux qui ont la charge d’étudier les phénomènes sociaux, c’est-à-dire les sociologues. Toutefois, ce phénomène pourrait, peut-être, expliquer le manque de respect que les citoyens témoignent les uns aux autres.
En effet, d’un côté tout le monde est conscient de cette absence d’ordre sur le plan collectif et s’en plaint. N’importe qui, parmi nous, est capable de disserter des heures durant sur notre manque d’organisation, notre tendance spontanée à l’anarchie. Chacun est, donc, plus ou moins conscient de la nécessité de respecter un minimum de règles communes, afin de pouvoir vivre ensemble. Une ville n’est pas une agrégation d’individus qui existent les uns à côté des autres et qui s’ignorent.
Tout le monde admet donc, implicitement, qu’une ville passe, nécessairement, par des espaces communs, distincts des espaces privés et qui sont régis par des règles collectives à respecter dans l’intérêt de tous. Par exemple, la circulation automobile dans une ville est réglée par un code qui, s’il n’est pas respecté, engendre de sérieux dysfonctionnements, sans parler des accidents. Tout le monde en convient : un minimum de respect de ces règles, donc des autres est nécessaire. Ce sont les exigences minimales, pour vivre ensemble et qui doivent se traduire par un comportement adéquat : le civisme.
Mais d’un autre côté, chacun semble être persuadé d’être un individu unique et singulier, absolument différent de tous les autres et qui, par conséquent, a droit à un traitement spécifique. Le même conducteur qui vous fait la leçon s’arrête où ça l’arrange sans se soucier du respect du code de la route. Ce genre de comportement se retrouve un peu partout. En un mot, il faut des règles mais qui soient valables uniquement pour les autres. Curieux paradoxe. Si l’on pousse jusqu’au bout cette logique individualiste, nous arrivons à une contradiction intenable.
L’individu, par définition, fait peu de cas des autres, donc indirectement de la loi qui s’applique à tous sans distinction. En fait, l’individualiste réclame un traitement qui remet en cause une notion fondamentale : la justice. En effet, qu’est-ce que cette dernière, si ce n’est le respect de l’égalité de tous devant la loi, ou la règle ? Qu’est-ce que l’injustice si ce n’est l’inégalité, à savoir que certains puissent se mettre au-dessus des lois, donc au-dessus des autres ?
Aussi, l’individualiste participe par son comportement à l’aggravation de l’injustice par son incivisme. Par conséquent, individualisme et civisme apparaissent comme deux modes de comportements radicalement opposés et incompatibles.
Si cette hypothèse s’avère justifiée, cela expliquerait le fait que nous sommes devenus invisibles les uns pour les autres dans les lieux publics: banque, poste, communes, marchand de journaux, aéroport, etc. Nous n’existons plus les uns pour les autres. C’est comme si les autres n’entraient plus dans notre champ de conscience, ou alors de façon agressive. Tous ces gens qui cherchent la même chose que nous deviennent des rivaux, des ennemis. Le salut : trouver une connaissance qui apaisera l’angoisse suscitée par la présence des autres et qui nous aidera à régler notre problème personnel.
Aussi, si nous admettons que « le vivre ensemble » est la raison d’être d’une ville, alors le civisme devrait y être une composante fondamentale. Mais que faut-il entendre par civisme? Au-delà de sa signification politique il faut lui adjoindre la dimension sociale. En effet, si l’homme se distingue de l’animal, c’est par sa capacité à vivre avec d’autres dans une cité en excluant le recours à la violence.
C’est ce qui caractérise l’homme civilisé, par opposition au barbare et au sauvage. C’est l’accession à la « hadara » comme l’affirme Ibn Khaldoun, en passant du bédouinisme à l’urbanité. Aussi, la civilité qui est l’expression concrète du civisme est cette capacité de l’homme à être « sociable » en manifestant de la bienveillance, voire de l’humanité vis-à-vis de ses concitoyens dans l’espace public.
Le civisme va de pair avec la nécessité de respecter des règles communes car, sans cela, le vivre ensemble resterait lettre morte. D’où la nécessité de la politesse et la courtoisie vis-à-vis d’autrui. La politesse n’est, sans doute, pas grand-chose à côté d’autres vertus mais elle est première dans l’ordre du vivre ensemble. Attendre son tour, ne pas jeter les ordures n’importe où, céder sa place aux malades, aux vieux, ne pas chercher à resquiller, etc. Telles devraient être les manifestations premières de la civilité or l’individualisme, du moins quand il se présente dans sa forme la plus primaire, se traduit par un amour de soi qui n’est que la manifestation d’un égoïsme pathologique.
C’est un sentiment qui pousse l’individu à se préférer à tous les autres et qui réclame, en plus, que les autres le préfèrent à eux-mêmes. Il réclame des droits sans aucun devoir en retour. L’individualiste est l’homme qui se pose comme étant le centre du monde et les autres ne représentent pour lui que des moyens ou des obstacles à la réalisation de ses propres fins. C’est tout bonnement un adulte avec les exigences d’un enfant soumis au principe du plaisir, comme dirait Freud.
Aussi, le jour où nos concitoyens s’apercevront de leur existence mutuelle autrement que sur le mode de l’obstacle ou du moyen, on aura accompli un grand pas vers la civilisation. On pourra dire que nous aurons acquis des habitudes civiques. Mais que faire jusqu’alors ? Attendre qu’un jour surgisse spontanément une nouvelle génération de citoyens responsables ou que l’Etat les fasse sortir de terre par un mystérieux miracle ? L’incivisme qui nous caractérise est un comportement que nous avons acquis. Il n’est pas inné. Nous n’avons pas des gènes qui nous prédisposent au désordre. Plus que cela, dans notre société et nos traditions, nous accordons au respect une importance capitale.
Alors, est-ce un défaut d’éducation ? Sans doute, mais là c’est le cercle vicieux. Il est vrai qu’on se plaint du comportement de nos jeunes mais les aînés n’ont rien à leur envier. Quand on voit comment se comportent certains dits « vieux », on ne peut que douter de l’exemple qu’ils donnent aux jeunes. Comment alors éduquer des jeunes si les éducateurs eux-mêmes ne sont pas éduqués ? Cela n’ouvre-t-il pas sur l’abîme d’une régression à l’infini ?
Point n’est besoin de tomber dans ce piège car les valeurs, tirées de notre tradition, accordent une place centrale au respect des autres, il suffirait juste de les appliquer à la lettre. En général, nous respectons les membres de notre famille et nos connaissances sauf que le respect ne va pas plus loin. Dès que nous nous retrouvons face à un anonyme nous n’agissons plus de même. Or, s’il fallait attendre de connaître tous nos concitoyens pour les respecter, une vie n’y suffirait pas.
En fait, mais cela est sans doute du ressort du sociologue de nous éclairer sur ce sujet, nous n’avons pas une culture véritable de la citoyenneté. Sans doute, avons-nous, par notre histoire, gardé des comportements liés à l’appartenance tribale mais si tel est le cas, ce type de fonctionnement ne peut plus avoir cours dans un Etat moderne. Cependant, nous avons aussi dans nos valeurs traditionnelles des notions telles que : la fraternité et la solidarité. Il suffirait juste de les élargir pour considérer son concitoyen comme un frère.