LE MATIN 28/7/03
IL FAUT DECONTAMINER LES ESPRITS
1. Lors de la création d’AFAK en 1996, des voix s’étaient élevées pour dénoncer les ambitions politiques de l’association. Aujourd’hui, après 7 années d’existence, est-ce que ces ambitions se confirment ?
Il s’agit là d’une question récurrente qui ne concerne pas seulement AFAK. Depuis l’apparition de certaines associations de plaidoyer vers le milieu des années 90, elles ont toutes à tour de rôle été soupçonnées de servir de tremplin politique à leurs fondateurs. Les années ont passé et aucune d’entre elles ne s’est muée en parti. En outre, à la création de ces associations, on a voulu voir en elles une solution de substitution aux partis politiques, ce qui est une absurdité. La société civile, quel que soit son dynamisme, ne saurait remplacer les partis politiques qui sont un élément fondamental de la construction démocratique. L’Etat, les partis politiques et la société civile constituent le trépied sur lequel repose tout projet de développement. Chacun a un rôle qui ne peut être rempli par aucun des deux autres.
Les partis politiques ont pour ambition d’accéder au pouvoir pour appliquer un programme et réaliser un projet de société. Les associations, quant à elles, se consacrent à un champ d’action spécifique qui peut aller du caritatif au développement local, en passant par la défense des droits humains, de l’environnement, la lutte contre la corruption ou la promotion du civisme et de la démocratie etc.
Il n’y a donc pas lieu d’opposer la classe politique à la société civile puisque les rôles sont différents, mais complémentaires. D’ailleurs beaucoup de militants dans les partis politiques sont parallèlement impliqués dans l’action associative.
2. L’intérêt des ONG pour le politique est tout récent au Maroc. Elles s’y investissent de plus en plus ces derniers temps. Pour exemple la campagne de sensibilisation au vote lors des dernières législatives. Est-ce là une évolution normale, ou est-ce, comme le suggèrent certains, une manière d’aller là où d’autres ont échoué ?
Quel que soit le champ d’action de ces associations de plaidoyer, il a forcément un impact politique, mais pas au sens partisan du terme. AFAK a choisi de s’investir dans l’éducation à la citoyenneté, domaine à la signification on ne peut plus politique et qui nécessite la mobilisation de toutes les énergies.
S’il est vrai qu’il n’y a pas de développement sans démocratie, il ne peut y avoir de démocratie sans de véritables citoyens. Or on ne naît pas citoyen, on apprend à le devenir par l’éducation. Celle-ci est l’affaire de tous : la famille, l’école, l’Etat, les partis politiques, les syndicats, les médias, la société civile dans son ensemble.
Dans ce domaine, le déficit est considérable et ses conséquences sont incalculables. Un pays où on ne respecte pas le feu rouge et où les gens trouvent normal de cracher par terre alors que cela comporte d’énormes risques pour la santé publique a manifestement beaucoup de chemin à parcourir. On voit par là que nos gestes et nos attitudes quotidiens peuvent favoriser ou entraver notre développement, que ce soit à l’égard de l’autre, de l’espace public, de l’environnement, du travail, de la loi etc.
C’est à cette éducation qu’AFAK se consacre à travers ses nombreuses campagnes de sensibilisation. Mais ces campagnes ne sauraient suffire pour modifier de manière significative les mentalités et les comportements. L’entreprise réussit très rapidement à modifier les habitudes de consommation de populations même analphabètes grâce à un savoir faire et des moyens importants. Or au Maroc la publicité sociétale représente moins de 5% des budgets de publicité radio-télévisée. Les résultats sont évidemment proportionnels à l’investissement. Il faut donc une mobilisation massive des mass media pour éduquer une population, influer durablement sur ses comportements et promouvoir les valeurs universelles de tolérance, de solidarité et de responsabilité.
3. Quel enseignement tirer des attentats du 16 mai ?
Nous récoltons ce que nous avons semé. On ne répétera jamais assez que les attentats du 16 mai sont en grande partie le résultat de la propagation depuis une vingtaine d’année d’une idéologie sectaire, discriminatoire et rétrograde. Cela s’est fait de manière insidieuse, sous le masque d’un retour aux sources de la religion et à une prétendue orthodoxie, au sein d’une population peu exercée à l’analyse critique pour qui ce qui se dit en chaire doit être accepté sans discussion. Cet endoctrinement a été d’autre part introduit dans les écoles par le biais des manuels scolaires et véhiculé par des enseignants eux-mêmes acquis à cette vision de la religion. Les manuels sont truffés de références racistes et discriminatoires. Par exemple, 2 000 ans de présence juive au Maroc sont gommés des livres d’histoire ; le livre «d’éducation artistique» de la 5ème année du primaire invite les élèves à distinguer le mécréant du musulman par un coloriage et un livre d’éducation religieuse affirme purement et simplement que celui qui ne fait pas sa prière est un mécréant et qu’à ce titre il doit être tué. Cette culture ainsi ancrée dans l’esprit des enfants est porteuse d’une grande violence. Celle-ci n’a pas épargné les mosquées où des prêches enflammés désignent des groupes ou des individus à la vindicte populaire. Si l’on ajoute à cela un contexte socio-économique difficile et une conjoncture internationale qui exacerbe les rancœurs, on voit sans peine que le passage à l’acte était inévitable.
4. Quelle stratégie adopter face à ce phénomène ?
La réponse à apporter à ces tragiques évènements n’est pas seulement d’ordre sécuritaire et socio-économique. Certes, il est vital de démanteler les réseaux terroristes et leurs sources de financement dans le respect du droit ; certes il est indispensable d’apporter rapidement des améliorations substantielles aux conditions de vie de la population, ce à quoi le gouvernement s’emploie avec efficacité. Mais il est tout aussi urgent de la soustraire à l’influence de cette idéologie pernicieuse. Il s’agit de procéder à une véritable décontamination des esprits et cela est infiniment plus compliqué. Pour paraphraser Victor Hugo, « il est plus difficile de combattre les idées que de combattre une armée». Il va falloir une vraie volonté politique pour remettre sur les rails un système éducatif en perdition, fixer des règles de neutralité au sein des établissements publics et les mosquées et veiller à leur application stricte. Il n’est pas tolérable que les manuels véhiculent des valeurs aussi négative que l’ostracisme, la haine et le mépris de l’autre. Il n’est pas tolérable que des enseignants se livrent à de l’endoctrinement et exercent des pressions sur les élèves ou sur leurs collègues enseignantes pour leur faire porter le voile.
De même, il n’est pas normal que dans une émission religieuse à la radio, un fqih affirme qu’un bon musulman ne doit pas écouter de musique en dehors de la Amdah nabaouia. Il n’est pas normal qu’une émission religieuse à la télévision fasse la promotion du hijab (symbole de l’idéologie intégriste) par le biais de son animatrice.
Si le changement de mentalité ne peut être obtenu à court terme, il est par contre possible de mettre fin immédiatement au prosélytisme religieux. C’’est là la première tâche à laquelle les pouvoirs publics doivent s’atteler.
Il faut doter le pays de textes permettant d’assigner devant les tribunaux et de condamner toute personne ou tout groupe appelant à la haine, à la violence, au racisme et à l’anathème (attakfir), sous quelque forme que ce soit (écrits, supports audio-visuels, discours, prêche) et dans quelque lieu que ce soit (mosquée, école, université, espace public et presse …). La décontamination des esprits et la lutte contre l’extrémisme ne s’obtient pas seulement par l’éducation, mais aussi par la loi.
Enfin, il faut veiller à ce que l’Islam ne puisse être confisqué par les obscurantistes. C’est bien sûr l’affaire du Ministère de tutelle, mais aussi de tous les intellectuels musulmans pour procéder à une lecture des textes dans un esprit d’ouverture et de modernité et rétablir le vrai Islam.
- Faut-il interdire les partis politiques qui prêchent la haine et l’intolérance ?
Dans un pays qui s’efforce de construire une démocratie, il ne saurait être question d’interdire un parti politique. L’interdiction pure et simple ne résoudrait d’ailleurs rien. Mais la démocratie suppose le respect d’un certain nombre de règles et ceux qui en font fi s’exposent à des sanctions. Dans un pays comme la France, Jean-Marie Le Pen a été frappé d’inéligibilité pendant plusieurs années pour ses dérapages verbaux en public. Tout contrevenant à la déontologie doit pouvoir être traduit en justice, condamné à payer de lourdes amendes, bref se voir opposer tout un arsenal juridique. C’est par l’application stricte et vigilante de la loi et non par l’arbitraire qu’il faut empêcher ce genre de parti de nuire.
- Quelle est votre évaluation de la situation politique au lendemain du 16 mai ?
Il apparaît maintenant que le clivage se situe moins entre la droite et la gauche au sens traditionnel du terme qu’entre les tenants du progrès, de l’ouverture, de la démocratie et de la modernité et ceux qui souhaitent la fermeture au monde et aux idées venues de l’extérieur et prônent le repli identitaire. C’est pourquoi nous appelons de nos vœux la constitution d’un front uni des démocrates pour s’opposer à la montée en puissance des partisans d’un modèle de société moyenâgeux. Particulièrement dans le contexte des prochaines élections communales, il est indispensable d’éviter l’émiettement des voix qui ferait la part belle aux candidats intégristes. Souvenons-nous des législatives où avec un peu plus de 10% des suffrages exprimés le PJD est arrivé en 3ème position. Souvenons-nous comment l’effet conjugué de l’abstention et de la multiplication des candidats a permis à Le Pen d’être présent au 2ème tour des élections présidentielles françaises.
C’est pourquoi AFAK, en partenariat avec d’autres associations telles que le Forum Citoyen (et avec lui une soixantaine d’associations) et l’Association Démocratique des Femmes du Maroc, a décidé, à l’instar de ce que nous avions fait pour les élections législatives, de faire campagne pour le vote. Cette fois encore, nous appelons les citoyens à s’impliquer dans la vie de la cité et à choisir avec lucidité et responsabilité ceux dont va dépendre la qualité de leur vie au quotidien pour plusieurs années. Ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons espérer nous acheminer vers une véritable démocratie locale. Mais celle-ci ne deviendra une réalité pour la population que lorsque les capacités de gestion des communes seront renforcées et permettront de répondre aux attentes des citoyens.
- Les ONG ont-elles un rôle à jouer, notamment pour contrer la culture de l’intolérance ?
Les ONG ont bien entendu un rôle à jouer. Rappelons d’ailleurs qu’un certain nombre d’entre elles, dont AFAK, avaient anticipé le danger et s’étaient regroupées avant les attentats au sein du Collectif Démocratie Modernité pour engager une action collective visant à proposer un discours alternatif et à s’opposer à la diffusion de cette culture de la haine et de l’intolérance. Elles vont donc poursuivre leur action dans ce sens en exerçant un rôle de veille pour dénoncer les dérapages, de vigilance auprès des pouvoirs publics et un rôle de sensibilisation auprès des citoyens. Mais à l’évidence, ce travail d’éducation n’est pas du ressort des seules ONG et il incombe à tous, pouvoirs publics, partis politiques, médias, artistes… , de défendre et de promouvoir un modèle de société démocratique, tolérant et convivial.